ÉCOUTER LE SENSIBLE – CLÉA COUDSI ET ÉRIC HERBIN
CARINE FOL, CATALOGUE L’ART BRUT EN QUESTION, P 181, ÉDITIONS CFC, 2015
Le modus operandi du duo d’artistes lillois Cléa Coudsi (1980) et Éric Herbin (1979) s’articule en deux temps : la récolte d’éléments imperceptibles ou de restes d’activités humaines et la production d’installations interactives. « Leurs cueillettes de ce qui ne se conserve pas (les messages épistolaires concis des cartes postales, les SMS téléphoniques abrégés…) sont autant de tentatives de mémoriser les énoncés phatiques fugitifs, le small talk, la communication futile ordinaire. »1 Pour Interaction, leur pratique a atteint une autre dimension, ils ont récolté l’imperceptible, ce qui ne s’archive ou ne se conserve pas : les voix de résidents du Carrosse. À cet effet ils ont confectionné des appareils d’observation d’aspect « cocasse » (d’après le Grand Robert : étrangeté bouffonne, qui étonne et fait rire) qui complètent les outils classiques de captation (caméra, enregistreur sonore numérique, micro). Munis de ces « objets insolites », ils ont vagué dans les foyers, dans les espaces communs afin de découvrir les mouvements familiers des résidents. Mais ils ont aussi visité des chambres d’où s’échappent musiques, murmures et tic-tac d’horloges. Se laissant guider à l’intérieur de ces lieux, ils ont « tenté de scruter les pensées des résidents». Leurs enregistrements comportaient à la fois des conversations, des interviews, des monologues, des bruits... Chaque participant leur a parlé, a décrit son quotidien, déliré à sa manière…
« Cécilia a raconté son désir de vivre sans ″camisole chimique″, son envie d’être ″elle-même″, même si elle sait bien qu’alors elle est ″fofolle″. Sa façon de s’exprimer en répétant certaines parties de phrases, avec un rythme régulier et précis nous a parfois rappelé des voix récitant des prières. Lorsqu’elle dessinait des cercles et des étoiles, qu’elle appelle des formes parfaites, elle s’est parlé à elle-même… Il ne s’agissait pas de mots mais de sons, de mystères. Béatrice nous a beaucoup ému, elle nous a raconté une voix qu’elle entendait dans ses rêves, une voix lumineuse, celle de son mari disparu. »
L’expérience a fortement marqué le duo : « Nous avions l’impression d’échapper à notre vie quotidienne quand nous allions à leur rencontre dans les foyers, de plonger dans un ailleurs. Cet ailleurs nous avions souvent l’impression de rester à sa surface. Nous nous sommes souvent dit : Que se passe-t-il réellement dans leur tête ?». Les témoignages de la vie au foyer, de la vie d'avant, de lieux, de maisons, d'amour, de deuils, de rêves, de peurs, de colères... parfois incompréhensibles, à cause des décalages du sens de la parole − ce langage intérieur (personnel ou collectif) −, les ont fascinés. « Lors d’une séance où ils se sont mis à converser à plusieurs, ils se comprenaient, interagissaient sans difficultés, nous étions désorientés et rencontrions des difficultés à comprendre et à participer car ils semblaient parler une autre langue. Leur usage de la langue ″dépaysait″, comme si un lien secret s’était crée entre eux. » Les artistes ont comparé ces enchevêtrements de paroles à des « cadavres exquis », ce jeu inventé par les surréalistes, ou aux anadiploses (du grec ana [de nouveau] et diploos [double] ou dorica castra (une forme particulière de l’anadiplose qui se caractérise non par la reprise d’un même mot, au début de l’unité syntaxique suivante, mais par la reprise d’un même son de la fin d’une unité au début d’une autre). Ils s’en sont inspirés pour leur montage sonore, réalisé touche par touche.
Petit à petit, ils ont confié les enregistreurs aux résidents, découvrant ensuite avec joie et surprise ce que leur présence « aurait sûrement rendu impossible ». À l’exemple de « Christophe qui semblait provoquer volontairement la saturation des sons, parlant et faisant parler les autres la bouche collée au micro. Cela rend les paroles partiellement incompréhensibles, le souffle des voix faisant craquer le micro, mais ça donne un relief inattendu à la bande sonore. […] Il déambulait dans le foyer et au dehors (les portes du Carrosse ne sont pas fermées), aux abords du bâtiment, pointait divers objets avec le micro − certains d’ailleurs silencieux −, remuait des cailloux, écoutait le bruissement du vent, posait des questions à quelqu’un qu’il rencontrait. Le casque sur les oreilles, il avait très souvent les yeux fermés. Il était plongé à l’intérieur de lui-même, mais en contact avec l’extérieur. »
Toutes ces expérimentations ont fait apparaître une « matière brute » que Coudsi et Herbin ont transformée en une installation : des parois recouvertes de feuilles de papier quadrillé perforé et percé d’un code binaire faisant jaillir de la lumière et du son. Cette « chambre des échos » symbolise autant la vie parfaitement organisée des résidents que les rythmes très différents que chaque individu s’invente.
Ces feuilles sont la transposition d’une vie cadrée, à l’intérieur de laquelle tout est minutieusement « quadrillé ». Les perforations symbolisent les dysrythmies et les décalages de ces multiples personnalités.
La surface du papier fonctionne comme la « peau sonore » de ce lieu d’écoute, qui se fait l’écho du temps et du rythme des paroles énoncées, des souffles… À ce titre, la « chambre d’écoute » offre une approche sensible des diversités humaines qui s’émancipent des modèles socialement inculqués et témoigne, surtout, d’une histoire commune « faite d’incongru, d’aléatoire, de dérive et d’intensité» .2
1 Dominique Païni, http://slash-paris.com/en/artistes/clea-and-eric-coudsi-and-herbin/a-propos
2. Les phrases entre guillemets ont été puisées dans les notes transmises par Cléa Coudsi et Éric Herbin.