POÉSIE DES ENGRENAGES : LES OEUVRES DE CLÉA COUDSI ET ERIC HERBIN - THÉRÈSE MORO ET JÉRÔME LEBRUN - CATALOGUE TRIBOLOGIE, ÉDITION LA POMME À TOUT FAIRE, 2010
Les véritables inventions sont assez rares. Nous tendons à l’oublier, submergés, consommateurs que nous sommes, par une idéologie du progrès. Notre civilisation contemporaine induit, certes, une évolution constante des technologies dont nous faisons un usage quotidien ; mais l’histoire des inventions relève d’un processus qui, au contraire, est discontinu. Or c’est précisément l’invention qui permet de résoudre techniquement un problème qui n’est jamais premièrement d’ordre technique et dont la motivation peut, après tout, échapper aux exigences d’un monde pratique. Inventer peut être une activité poétique. L’invention n’est ni une pure idée, ni une simple recomposition d’éléments existants. C’est plutôt le jeu d’un enchevêtrement du rêve et de la logique, de l’intuition sensible et de la solution technique.
Cléa Coudsi et Éric Herbin inventent des choses qui deviennent des œuvres, témoignant d’un plaisir manifeste à créer. Les plus récentes d’entre elles résultent de systèmes, à la fois complexes et discrets, mus par l’énergie électrique. Ainsi Turnletters Spirit présente, sur une vaste table, des milliers de lettres typographiques en métal, qu’un mouvement circulaire et centripète ne cesse de disperser et regrouper en de nouvelles combinaisons. Chacune cependant semble le fruit d’une initiative des lettres elles-mêmes, en quête de leur bon contexte. Il est impossible de déchiffrer un quelconque message parmi ces signes qui se déplacent par intermittence. Ce processus est trop énigmatique pour constituer une représentation formelle univoque. Cependant, devant cette machine à brasser les éléments alphabétiques, on soupçonne une finalité : la pérennité de ce mouvement constitue une traduction matérielle de l’activité humaine incommensurable.
Inspirée des systèmes que l’industrie utilise pour des chaînes de fabrication automatisées, la mécanique cachée sous cette table est adaptée à une utilisation inhabituelle. Il faut dire que Cléa Coudsi et Éric Herbin portent un intérêt particulier à ces éléments techniques qui deviennent problématiques lorsqu’ils sont utilisés à d’autres fins que celles pour lesquelles ils ont été conçus. Ces objets détournés doivent véritablement trouver une nouvelle fonction. Eux ne sont pas « du métier », alors ils font quelquefois appel à des techniciens avec lesquels ils recherchent des solutions.
Pattes de chat montre cette ingéniosité du dévoiement. C’est une chaîne fermée, constituée de poings américains (arme métallique) reliés par des maillons rapides, le tout entraîné par un moteur arrimé au plafond. L’ensemble monte et redescend avec une régularité incertaine, dans un claquement lourd, répétitif, aléatoire, sans joie. Une fine limaille s’accumule au sol, se mélange peut-être à la poussière de bois, effet du frottement sur le parquet. Cela évoque certainement la violence urbaine, mais on perçoit une autre relation, avec le travail humain. Le travail qui, aujourd’hui, tend à se raréfier. Ainsi, cette étrange chaîne de transmission conjugue des aspects contradictoires de la vie sociale.
Dans le pays minier du nord de la France, le charbon est l’élément naturel qui a marqué l’histoire de la vie ouvrière. Ressource énergétique qui décupla la force des hommes, il concrétise aussi l’idée d’une mémoire géologique. Black sound est une tentative de lecture de ce minerai. Fixées en haut de tiges filetées, des galettes de charbon tournent sur elles-mêmes et sont parcourues par des têtes de lecture qui, à leur tour, gravent, sillonnent. Ces galettes de charbon proviennent de France (où l’extraction charbonnière s’est arrêtée en 2004), d’Allemagne, et de Pologne. Des hautparleurs (tels des trompettes triomphantes) transmettent ces sons sauvages, cette matière sonore produite par frottement et altération. L’ensemble s’immobilise un instant avant de reprendre sa danse, peu à peu, le tournoiement des galettes nous fait penser à un disque, à la musique, à la joie, et l’imagination nous présente un manège ; mais le son du fer sur le charbon nous plonge dans le monde du travail, on entend piocher les mineurs, et le sentiment s’assombrit. Puis l’on remonte et ce mouvement devient celui de tout événement naturel, entêté, répétitif, intemporel, et on oublie d’ y penser.
Le même et l’autre, l’individuel et le collectif, ne sont pas des réalités si distinctes. Alors que l’on ne doute pas de ce que tel message reçu sur son téléphone portable n’a de sens que pour soi, l’ensemble (nécessairement fictif) des petits messages très privés appartient à tous, comme une œuvre collective. Parce qu’ils sont faits de mots, ces messages à distance extraits de leur contexte abolissent la frontière entre ce qui est personnel et ce qui est politique. Où maintenant est l’occasion d’une interrogation sur cette frontière. À l’intérieur d’un petit espace sont disposées des enveloppes, faces collées sur le mur, dos ouverts. On n’a pas immédiatement l’idée d’appuyer le doigt sur ces enveloppes. L’espace est silencieux, tout d’abord. Néanmoins, en s’approchant, en tendant l’oreille, on perçoit le bruissement d’une multitude de voix. Des conversations téléphoniques ?
Non, car c’est chaque fois une seule voix que l’on entend. Nous sommes témoins auriculaires de messages à distance, enregistrés sur boîtes vocales. On appuie sur le dos d’une enveloppe et cette voix de synthèse, toujours monocorde, se fait plus audible et délivre un message atone dépourvu de sa vitalité initiale.
Prendre sa place dans le monde réel et exercer une réflexion sur l’ambition prométhéenne de l’homme : il nous semble que ce sont là deux motivations prépondérantes dans le travail d’invention et d’intervention de Cléa Coudsi et Éric Herbin.
Une présentation de leur travail, à ce jour, est forcément provisoire.