BEATS AND PIECES
CHRISTOPHE KIHM
2007
- OTHER SIDE, ÉD. LA POMME À TOUT FAIRE, P14 -
L’installation de Cléa Coudsi et Eric Herbin, Other Side, Break, réalise l’extension et le déplacement, sur des plans plastiques, spatiaux et sonores, de gestes, de techniques et de matériaux issus des pratiques de Djs. Il est donc impossible de saisir les enjeux et la portée de ce travail sans, au préalable, revenir sur ces pratiques, ce que nous incite par ailleurs à faire le terme « break », dont la mention dans le titre de l’œuvre vaut sur différents plans : à la fois comme référence culturelle (le « breakbeat », en tant qu’élément premier du rap, qui s’est maintenu dans toutes les extensions musicales qui lui furent accordées) et comme technique retenue par Cléa Coudsi et Eric Herbin pour cette installation – « to break », entendu alors dans un sens presque littéral, qui signifie « rompre » mais aussi « couper », « trancher », le break comme opération de découpe appliquée à des disques vinyles…
D’UN BREAK L’AUTRE
Revenir en détail sur l’histoire du breakbeat, ne serait-ce qu’à travers ses premières occurences chez des Djs du Bronx (on pense tout particulièrement au trio composé par Kool Herc, Africa Bambaataa et Grandmaster Flash), dans des fêtes de quartier (ou block parties) à New York au début des années 1970, nécessiterait de longs développements, tant cette pratique charrie de multiples héritages (sociaux, historiques et musicaux), tant elle a évolué de manière collective, au gré d’apports nombreux sur les plans culturels, techniques et technologiques. Les principes en sont simples cependant. Un breakbeat est obtenu par la sélection et la répétition d’un court extrait sonore issu d’une musique enregistrée sur disque vinyle. Ces extraits, le plus souvent choisis dans des disques de music soul ou de musique funk, – mais parfois également dans des disques de musique pop –, répondent à des critères essentiellement dynamiques : ils relèvent, dans les morceaux retenus, des moments de relances ou de transitions purement rythmiques. Le breakbeat doit donc être compris comme une pratique musicale jouant sur un plan intensif par la mise en tension, dans la durée, d’une sélection rythmique ayant pour but de susciter la danse (au breakbeat correspondra d’ailleurs le breakdance).
Cette pratique du break combine majoritairement deux opérations : une rupture, produite sur le continuum d’un morceau enregistré sur disque, à laquelle est associée la création, par la répétition et la mise en boucle de l’extrait sélectionné, d’une trame sur laquelle va se déterminer une nouvelle possibilité musicale (au tout début du rap, c’est la voix d’un MC qui se posera sur le breakbeat et adaptera sa cadence à celle du rythme ainsi prédéterminé). Ces deux opérations sont associées à deux gestes complémentaires : l’un consiste à interrompre brutalement le déroulement mécanique du disque sur la platine vinyle, l’autre à relancer le disque dans le tempo et dans le rythme produit par le contenu sonore sélectionné.
Ces deux gestes (interruption, relance) et ces deux exigences (coupe, continuité), sont investis par Cléa Coudsi et Eric Herbin dans un registre plastique qui conduit de la rupture vers la découpe (des fragments matériels de disques) et de la relance vers l’assemblage (un circuit composé de morceaux de vinyles). En désolidarisant le couple main/machine, qui commande le réglage des vitesses et les possibilités du break chez le DJ, Cléa Coudsi et Éric Herbin se concentrent essentiellement sur l’objet-disque-vynile, le mettent à terre et déploient le breakbeat dans des formes et des surfaces obéissant à d’autres types de manipulations, à d’autres modes de fonctionnements, puisque essentiellement soumis à une rationalité spatiale.
Dernière précision : ces opérations, les nouvelles formes temporelles et spatiales qu’elles offrent au break, sont associées à une innovation pratique : la possibilité, pour les Djs, d’utiliser des enregistrements de breakbeats sur des disques produits exclusivement à cet usage. Ce sont précisément ces disques, de format maxi 45 tours, qui ont servi d’ossature à l’œuvre réalisée par Éric Herbin avec des vinyles, avec ses vinyles, devrait-on même préciser (1).
SÉLECTION ET MOUVEMENT
Les disques de breakbeat bénéficient donc d’un statut particulier dans cette installation : d’une part, puisque les fragments obtenus par leurs découpes ne sont jamais inférieurs au demi-cercle (disques coupés en deux, en leurs centres) ; d’autre part, parce que chacun de ces fragments, par sa taille et sa durée nécessairement plus longue que celle d’un 45 tours standard (selon un rapport d’implication strict entre espace et temps qui vaut pour tous les éléments de cette installation), fonctionne comme une borne à la fois visuelle et sonore dans l’œuvre, à la manière d’une table d’orientation. Pour le reste, à savoir les autres disques retenus, leur registre musical est assez large (beaucoup de titres de variétés et quelques-uns de pop musique [2]), mais surtout leur découpe est beaucoup plus courte : les fragments sont parfois d’un douzième de disque et ne permettent pas l’identification sonore d’un quelconque référent. Ils participent, de ce fait, à la construction exclusivement rythmique de la trame sonore ainsi constituée.
Il faut enfin signaler que l’installation de Cléa Coudsi et d’Eric Herbin se plie à une dernière loi de composition. Elle se déploie sur deux espaces indépendants, fermés sur eux-mêmes et disposés l’un à côté de l’autre. Ces deux circuits, bien qu’autonomes sur un plan spatial, sont complémentaires et reliés l’un à l’autre sur un plan sonore, puisque composés, chacun, de fragments issus des mêmes disques : faces A pour le premier, faces B pour le second. Cette mise en parallèle, qui repose sur une inversion et une répartition en miroir, inscrit le déploiement des disques dans l’espace en écho direct avec les principes de mixage et le dispositif double platine des Djs. Offrant une disposition nouvelle au mixage, ce montage « cut », obtenu par le bout à bout de l’ensemble des fragments de disques découpés, valide l’hypothèse selon laquelle seule la sélection peut offrir un sens à la collection, puisqu’elle fait basculer le statut du disque-objet, l’invitant à quitter la sphère de la possession pour rejoindre celle de l’usage.
Sur un plan plastique, Other Side, Break, implique réciproquement les éléments visuels et sonores de manière à les fusionner en une seule et même dimension. Le choix de la présentation de l’oeuvre, sur un plateau blanc d’environ 50 m2 situé à 20 centimètres du sol, en marque très explicitement le territoire – lieu où la sélection de disques matérialisée par des découpes, répartie par fragments reliés les uns aux autres, propose une musique à regarder, une sculpture à écouter.
Selon cet usage, des circuits fermés sont produits dans l’espace, proposant de nouvelles boucles se déployant sur une vaste étendue. En mettant bord à bord les tranches de vinyles, on instruit également entre elles un parcours sonore, une possibilité de lecture actualisée ici par un camion en modèle réduit dont la vitesse est réglée par la captation d’une source lumineuse (plus la source est intense, plus la vitesse du véhicule est grande). Le recours à ces sortes de jouets, également utilisés par les Djs (on les appelle Vinyle Killers), renvoie l’installation à une dimension très enfantine, celle du circuit 24 et de ses voitures télécommandées. Celui qui prêtera l’oreille et suivra de l’œil ces véhicules pourra pourtant se départir assez rapidement de cette première impression : car les agencements mis en place par ce découpage et ce remontage (deux opérations qui nous renvoient, après d’autres précédemment évoquées, à différentes étapes de la production d’un film – comment s’en étonner dès lors que cette installation repose sur la mise en force d’éléments visuels et sonores…) sont d’un type radicalement différent.
Ces agencements sont musico-plastiques – ils travaillent simultanément l’espace et le son –, et le trajet sinueux, semé d’embûches, effectué par les camions miniatures, ne cesse de marquer de nouvelles possibilités de raccords entre l’espace et le son. Ces deux circuits sont donc des trames ouvertes à des potentialités, que les différentes lectures effectuées par les véhicules actualisent singulièrement à chacun de leur tour. De nombreux paramètres sont en effet amenés à varier selon les trajets : le sillon retenu n’est que rarement le même d’une fois sur l’autre, la vitesse du parcours change pour chacun des deux camions, leur temps de parcours n’est pas constant, de sorte que le mixage des deux pistes ne connaît pas de forme fixe… Le principe d’inversion et de mise en parallèle arrêté par cette œuvre est donc rejoué par des variations qui orientent ce projet esthétique vers la production de versions et de reprises, loin de toute forme de répétition et selon un principe qui pourrait évoquer celui de la musique générative.
La fragilité et l’approximation de ces assemblages, les accidents et les imprévus qu’ils permettent, déterminent les possibilités d’invention de formes nouvelles, dont l’usure et l’effacement viendront inéluctablement fixer le terme. Cette expérience musicale-spatio-temporelle réalise, à ce titre, dans un seul et même mouvement, son archivage et sa propre disparition.
(1) On y retrouve ainsi les séries « Needle Thrashers », « Breaktionary », « Dialogue and Random », « Utility Phonograph Record »…
(2) Parmi lesquels le Grand Orchestre de Paul Mauriat, Den Harrow, A-ha, Toto Coelo, Space…